Pour une agriculture "open source" !
Joseph Templier est maraîcher en bio et cofondateur en 2011 de l’Adabio Autoconstruction, devenu l’Atelier Paysan en 2014. Cette SCIC (société coopérative d’intérêt collectif, à but non lucratif), installée dans une ancienne papeterie de la petite ville de Renage, au nord-ouest de Grenoble (Isère), est un modèle de coopération, de solidarité et du Do It Ourselves (« faire ensemble ») entre agriculteurs. Mais aussi de diffusion des innovations paysannes pour en faire un bien commun. Leur projet politique est fort, leurs services précieux, qui rompent avec la logique du chacun dans sa ferme, avec ses difficultés et ses outils…
– Quelle est l’intention d’origine de l’Atelier Paysan ?
La démarche de l'Atelier Paysan est née de la volonté de maraîchers en bio, adhérents de l’Adabio (groupement des agriculteurs biologiques de l’Isère, Savoie, Haute Savoie et l’Ain), de gérer divers problèmes agronomiques et pour lesquels il n'existait pas de solutions techniques dans le commerce. Nous avons dû les concevoir ou adapter certains équipements. Puis nous nous sommes dit qu'il était indispensable de partager largement ces bidouillages paysans… Ainsi, par un travail collectif, sont nés le cultibutte, le vibroplanche ou la butteuse, et une quarantaine d’autres outils que nous présentons en libre accès sur le site, avec les plans et les tutoriels. Ces outils servent maintenant de support lors des sessions de formation à l’auto-construction, et profitent de la dynamique collectives pour s’améliorer d’un stage à l’autre.
Exposition de 100 planches sur les réalisations d'outils et de bâtis, Rencontre 2017 de l'Atelier Paysan
Actuellement, nous comptons 12 salariés plus 2 à 4 services civiques, et une antenne a été créée en Bretagne où les demandes de formation sont fortes. D’autres antennes pourraient voir le jour, notamment dans l’Est de la France, car il y a une forte volonté d’essaimage pour impliquer plus les paysans localement. Les techniciens formateurs ont généralement un diplôme d'ingénieur en mécanique, et les autres membres de l’équipe sont qualifiés selon leurs domaines d’implication. Si je suis le seul à avoir été paysan, nous sommes tous passionnés par l’agriculture.
– Vous effectuez depuis 2011 un tour de France des innovations paysannes : quel est votre objectif et qu’en ressort-il ?
L’atelier Paysans n’est pas un bureau d’étude à proprement parler. Nous nous appuyons sur les réalisations des agriculteurs, grâce à des enquêtes de terrain, que nous diffusons sur le forum en l’état, ou que l’on approfondit jusqu’à des plans et un tutoriel à diffuser en open source [librement réutilisable, ndlr] sur le site. Nous avons déjà fait des tournées un peu partout en France, et notamment dans l’Est de la France, l’Île-de-France et en Bretagne…
Rencontres 2016 de l'Atelier Paysan (Crédit : Axel Poisson Courtial, CCBYSA)
Actuellement, il y a plusieurs centaines d’innovations paysannes recensées sur notre forum, par presqu’autant de paysans bidouilleurs. Beaucoup sont en maraîchage, pour des raisons historiques. Progressivement, d’autres productions ont été concernées, comme les plantes aromatiques et médicinales (PAM), la viticulture ou l’arboriculture. Et depuis deux ans, notre prospection s’est élargie au bâti agricole paysan du genre serres mobiles ou construction de bâtiment agricole en fustes (bois ronds).
Mais attention, nous ne vendons rien : ni des idées, ni des brevets ni des outils ! Notre philosophie est que la création en machinisme doit être entièrement en open source. La seule exception a été notre guide édité à 1500 exemplaires qui coûtait 145 € chacun et contenait notamment tous les plans des outils que nous diffusions au moment de sa publication. Le guide est maintenant diffusé librement sur notre site, mais il peut encore nous être commandé pour le bel objet que c’est, et pour apporter un soutien financier à notre association, en le payant 80€.
Montage final d'une "butteuse à planche"
– Comment fonctionnez-vous ? Vous répondez à toutes les demandes individuelles ?
Non, l’un des principes de l’Atelier est de toujours travailler à la demande d’un groupe de paysans. Ainsi, un groupe de viticulteurs nous avait sollicité pour trouver une solution sur un problème d’érosion qu’ils rencontraient dans les pentes à chaque passage de leurs engins : ils voulaient créer un outil qui remonte la terre à chaque passage. Désireux d’auto-construire, nous avons pu les accompagner, et un prototype d’outil a été créé en février 2015. Ils l’ont ramené chez eux et procédé à des tests, des réglages et des modifications en autonomie ou avec nous. Mais toujours dans la perspective qu’une fois mis au point, l’outil et les plans seront en libre accès : les futurs viticulteurs intéressés n’auront qu’à investir dans les matériaux, le construire, éventuellement avec notre aide au cours de stages d’auto-construction.
En cinq ans ce sont ainsi plus d’une vingtaine de partenariats de ce genre qui ont permis de faire émerger autant d’outils adaptés et appropriables par les agriculteurs, en s’inspirant de leurs vécus et de leurs pratiques. En France, nous sommes en lien régulier avec une cinquantaine de paysans, qui relaient notre démarche et nos activités, ainsi qu’avec 75 sociétaires divers dont plusieurs Cigales*, des fournisseurs, des organisations professionnelles ou des associations de soutiens et quand même une majorité de paysans, pour préserver l’orientation. Nous sommes soutenus par différentes collectivités (État, région, communauté de communes), mais on s’est toutefois fixé comme objectif de ne pas trop dépasser 30 % de notre budget en subventions, pour garder une certaine autonomie et indépendance.
Chantiers et initiations en plein air lors des Rencontres 2017
– Veillez-vous à concevoir des outils « écologiques »…?
Nos outils ne sont pas certifiés « bio », non ! Ça n’existe pas car nos barres d’acier de 6 mètres ne sont pas plus renouvelables que celles que l’on trouve ailleurs. Ce qui nous pose d’ailleurs un problème éthique, auquel nous réfléchissons. Et nous aurions ainsi l’envie de créer une recyclerie de vieux outils agricoles. Le but serait de pouvoir réparer, modifier, reconfigurer des épaves récupérées dans les fermes pour disposer d’outils accessibles à des porteurs de projets, ou fournir de la matière pour construire de nouveaux outils à partir de ferraille de récupération, qui rouillent dans les champs ou les bâtiments de ferme.
– Concrètement, comment se déroule vos formations à l’auto-construction ?
Nous réalisons des formations à la demande partout en France, jusqu'à la Réunion ou en Guyane, mais aussi avec des agriculteurs québécois qui, depuis, ont fait d’autres formations sans nous sur le même modèle. C’est un essaimage réussi car ils ont depuis quatre ans mis au point plusieurs outils très performants qu’ils ont partagés dans les mêmes réseaux que nous. Au passage, aux États-Unis il y a une organisation très proche, diffusant aussi des outils et des techniques en open source, et qui a créé une branche au Royaume-Uni : il s’agit de Farm Hack, un groupement de producteurs bio de différentes filières.
Rencontres 2016 de l'Atelier Paysan (Crédit : Axel Poisson Courtial CCBYSA)
Les formations sont au cœur de notre activité dans la mesure où cela nous prend beaucoup de temps et finance largement notre société : entre 60 et 70 stages par an, de septembre à mai. Plus d’un millier de personnes ont déjà suivi l’une de nos formations. Le but n’est pas uniquement de venir fabriquer son outil pour pas cher, mais surtout d’apprendre à le construire et le régler ensemble, de rentrer dans cette démarche collective de l’auto-construction et de pouvoir, une fois rentré sur sa ferme, continuer à le bricoler et à l’améliorer, puis d’en faire un retour sur le forum. D’ailleurs, on ne garantit pas que chaque stagiaire puisse repartir à la fin avec un outil fini.
La plupart des stagiaires sont des producteurs et le plus souvent en bio, même si nous ouvrons nos formations à tout le monde. Il n’y a pas d’exclusion. En revanche, on se réserve le droit de ne pas donner suite à une demande de création d’outils par un groupe de producteurs qui ne correspondraient pas à notre éthique autour de l’agriculture biologique et paysanne.
– Aujourd’hui, les outils et engins connectés, drones, robots de traite, capteurs divers, envahissent les cours de ferme et les étables : pensez-vous proposer une démarche analogue sur ces technologies numériques et électroniques ?
C’est typiquement un sujet qui nous pose une question éthique et sur laquelle on a du mal à répondre… Quelle est la place des outils dans le développement agricole ? Nous, on voudrait que ce soit les paysans qui choisissent leurs outils, que ceux-ci soient au service des hommes et pas l’inverse, ne pas contribuer à faire ce que l’on observe trop souvent en agriculture, où les pratiques culturales finissent par s’adapter aux outils. En outre, j’observe que ces nouveaux outils demeurent coûteux et ne sont pas accessible à tous.
Le low tech, facilement compréhensible, maîtrisable et appropriable
On a eu des demandes à l’auto-construction de drones (on trouve d’ailleurs divers plans sur Internet) ou de robots pour l’agriculture. Nous ne sommes pas technophobes, mais plutôt techno-critiques : nous proposons depuis l’année dernière des formations autour de l’électronique et de ses applications dans l’automatisation des serres avec gestion de la température et de l’humidité grâce à divers sondes et moyens de contrôle, suite à plusieurs réalisations paysannes facilement transposables.
Si l’outil est compris, maîtrisé et appropriable par le paysan pour gagner en précision, ergonomie , réactivité et disponibilité, pourquoi pas. Mais même entre nous, les avis sont très partagés et les discussions animées…
- Vos discussions portent sur quoi ?
Nous nous interrogeons sur l'acceptation d'une technologie pour pallier la faiblesse de l’homme et de son système. La technique n’est pas socialement neutre. Nous, ce que nous proposons, c’est une mécanique low tech [basse technologie], très accessible par rapport à ces outils électroniques et numériques, facilement réparable et compréhensible : avec une meuleuse, un poste à souder et une perceuse à colonne, on peut fabriquer tous les outils de travail du sol que nous proposons. Il y a très peu de gens qui proposent aujourd’hui de l’électronique en open source pour des matériels sophistiqués (comme les systèmes de guidage de haute précision de tracteur, par exemple) . À l’arrivée, ces technologies ne sont guère appropriables et s’il y a un problème dessus, les agriculteurs ne seront pas autonomes pour les réparer… Cette question de l’autonomie est au cœur de notre préoccupation.
Pour en savoir +
Crédits photos :
- Chapô et portrait de Joseph Templier : Xavier Remongin / Min.Agri.Fr, licence CCBYSA
- Quand la légende ne le précise pas, les photos sont de l'Atelier Paysan, licence CCBYSA
* Cigales : Club d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne Solidaire. Une CIGALE est une structure de capital risque solidaire mobilisant l’épargne de ses membres au service de la création et du développement de petites entreprises locales et collectives.
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