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L'agroécologie en Palestine : cultiver c'est résister


Parce qu’on ne cultive pas bio en Égypte ou en Palestine comme on cultive bio dans les Cévennes ou en banlieue parisienne, Marie Audinet est partie au Moyen-Orient voir à quoi pouvait bien ressembler la permaculture et la bio de l’autre côté de la Méditerranée. Équipée de son appareil Nikkormat, elle est allée à la rencontre de paysans qui osent cultiver autrement dans des pays à mille et une lieues des préoccupations écologiques. Première étape : Marda, en Palestine. Récit en mots et en argentique des histoires de Naser, Murad et de leurs plants d’oliviers… Un reportage exceptionnel pour Colibris le Mag !


 

Au fur et à mesure que le sheroot (taxi partagé) s’enfonce dans la campagne palestinienne, les oliviers défilent, à flanc de colline. Tout d’un coup, le chauffeur tourne à droite sur un petit chemin et nous voici à Marda, ville palestinienne de 3 000 habitants au pied des collines. En contrebas, s’étendent des hectares de terres cultivées. En haut, surplombant la ville, se dressent des gratte-ciels et des pavillons résidentiels : c’est Ariel, l’une des plus vastes colonies israéliennes, établie depuis 1978. Son implantation a fait perdre à la commune de Marda 50 % de sa surface agricole. 

Murad et son frère jumeau, Hazem, marchent dans Marda. Marda et sa mosquée surplombée par les gratte-ciels d’Ariel, une des plus grandes colonies israéliennes de Cisjordanie. Avec sa construction, le village a perdu les terrains situés en amont sur la colline.

Dans ce territoire sous tensions politiques permanentes, la présence d’un petit hectare de ferme en permaculture n’est pas anodine. D’ailleurs, depuis quelques années, plusieurs initiatives d’agriculture biologique ou en permaculture éclosent en Cisjordanie. Ces initiatives tendent à répondre aux enjeux alimentaires de la région, mais pas seulement… Installées au centre du conflit, elles ont un écho particulier pour leurs promoteurs.

Les produits biologiques ne sont pas à la portée des consommateurs palestiniens

Si en 1992 le centre de développement palestinien indépendant MA’AN crée une première ferme en permaculture dans cette ville, la ferme de Marda prend réellement son essor grâce à un Palestinien volontaire : Murad Alkhufash. En 2000, après plusieurs années de travail sur ce projet, la seconde intifada y met brutalement fin. Murad décolle alors pour les États-Unis. Pendant 6 années,  il approfondit ses connaissances en permaculture en travaillant régulièrement dans une ferme du Tenessee. Il découvre également le Global Ecovillage Network (GEN), un réseau international d’initiatives écologiques et sociales, qui l’aide financièrement à concevoir son propre projet pour sa ville natale. De retour à Marda en 2006, il monte un site de démonstration pour la permaculture en Palestine, Marda Permaculture Farm. Et le site s’affilie directement au GEN.

Les classiques de la permaculture y sont appliqués avec soin. « Le plus difficile, c’est le design bien sûr, m’explique ce Palestinien de 47 ans en essuyant légèrement son front piqueté de taches de rousseur, mais une fois qu’il est en place ce n’est pas compliqué ». La dernière réalisation est une piscine aquaponique à laquelle il ne manque plus que les poissons pour être parfaitement opérationnelle ; mais Murad a déjà prévu d’aller les chercher à Jéricho. Dans la ferme, tout fonctionne à merveille. Une grande quantité de cultures vivrières poussent sous serre ou en plein air sans difficultés. Murad y travaille seul ou avec les volontaires de passage qu’il accueille chez lui. Bien sûr en Palestine, il n’existe pas réellement de consommateurs intéressés par des produits spécifiquement biologiques – les familles se concentrent sur leurs besoins les plus essentiels. « C’est l’argent qui parle ici... », soupire-t-il. L’effort de Murad pour ne pas faire appel à des intrants chimiques ne fait donc pas office de valeur ajoutée. En conséquence, il vend ses fruits et légumes aux habitants de Marda à des prix classiques — c’est-à-dire bas. Il lui arrive, au mieux, de facturer un peu au-dessus des prix du marché en répondant à des commandes de Ramallah, capitale administrative de l’Autorité Palestinienne.

Murad travaille seul dans sa ferme d’un hectare, il n’a pas d’employé mais est parfois aidé de volontaires qu’il loge dans une maison voisine de la sienne.

Cette difficulté à valoriser les produits biologiques explique que les projets de la ferme ne soient pas autofinancés mais principalement soutenus par des acteurs extérieurs : ONG, réseaux internationaux, associations… Ou même par quelques particuliers comme Tony Andersen, fameux permaculteur danois qui s’intéresse de près aux actions de Murad. Quoi qu’il en soit, ces sources de financement, subventions rares et non pérennes, ne peuvent constituer un modèle économique reproductible et généralisable à l’ensemble du territoire. 

Coopérative et exportation : deux facteurs de réussite d’une agriculture biologique palestinienne

Ce modèle permacole de Murad, fondé sur l’apport de subventions, n’est toutefois pas la seule proposition existant aujourd’hui dans la région. En effet, des structures insérées dans l’économie de marché cherchent aussi des solutions pour insérer les productions biologiques des territoires palestiniens dans un modèle économique viable et indépendant. C’est la démarche que poursuit Canaan, une entreprise palestinienne créée en 2005. Son directeur Nasser Abu Farah a décidé de commencer par le plus simple à produire localement : l’huile d’olive.

La culture de l’olivier est en effet la culture la plus répandue en Palestine. 200 000 familles en cultivent et 100 000 autres en dépendent totalement - collecteurs, transformateurs, distributeurs... Préservé des ravageurs dans cette région, l’olivier est facile à faire pousser de façon écologique. Dès le départ, Canaan a proposé aux producteurs le double du prix du marché pour acheter leur huile d’olive : là où le litre s’achète 8 shekels, Canaan en a proposé 15 en échange d’une production sans pesticide, qui respecte les règles de l’agriculture biologique (ECOCERT). Nasser s’est ensuite chargé de regrouper les petits producteurs d’huile d’olive en coopératives fédérées dans la Palestinian Faire Trade association (PFTA). 

"Une huile d'olive certifié ECOCERT et issue de l’agriculture palestinienne est fortement valorisée sur les marchés occidentaux. Mais pour y avoir accès, les producteurs doivent se fédérer en coopératives."

En obtenant la certification "agriculture biologique" directement pour les coopératives, et non pour chaque producteur un par un, Nasser a pu ainsi réduire le coût et la charge administrative de cette certification. Une fois la production certifiée, il a fallu lui trouver des débouchés viables financièrement, de fait internationales. Une démarche dont l’ampleur dépasse les capacités d’action des petits producteurs mais que Canaan a les moyens de mener. L’entreprise a donc misé pour cela sur un produit de qualité, certifié ECOCERT, issu de l’agriculture palestinienne - et donc porteur auprès d’un public occidental sensibilisé aux questions écologiques. Peu à peu, cette huile d’olive a gagné avec succès les marchés européens et américains. Les bénéfices sont en partie utilisés pour couvrir les coûts de certification et en partie redistribués aux villages des producteurs dans une logique de commerce équitable.

Aujourd’hui, la PFTA rassemble 55 coopératives et plus de 1 500 paysans, la plupart sont basés entre Jénine et Naplouse mais cela va jusqu’à Ramallah ou Salfeet. Canaan a depuis diversifié sa production et vend des produits à base d’amandes palestiniennes et différentes épices et herbes. Et ce n’est pas tout : son exportation florissante a sensiblement rehaussé le prix de l’huile d’olive dans le pays et, depuis 2008, le prix du litre n’est plus jamais passé au-dessous des 20 shekels. Bénéficiant ainsi à l’ensemble des producteurs aux débouchés locales.

Un profit synonyme de liberté

Dans un contexte aussi tendu que celui des territoires occupés, où les habitants sont souvent en grande difficulté économique, permettre aux paysans palestiniens de gagner leur vie par leurs propres moyens, c’est leur procurer une indépendance financière vis-à-vis d’Israël.

"Grâce à la vente de son huile biologique, Khader a pu quitter son emploi dans une usine de plastique israëlienne."

C’est ce qu’explique Khader, membre de la PFTA et propriétaire d’une petite ferme à Nisf Jubeil, un village situé à une quinzaine de kilomètre de Naplouse. Khader est l’un des premiers à avoir accepté les propositions de Naser de produire "écologique" et de vendre à Canaan. Lorsqu’il commence à vendre ses olives à l’entreprise en 2005, il est le plus jeune fermier à le faire. Du fait de la forte rentabilité de cette activité, Khader s’investit dans sa ferme un peu plus chaque jour. Employé en parallèle et depuis des années dans une usine de plastique en Israël, à Natanya, il quitte ce travail en 2008 pour se consacrer entièrement à ses oliviers. Non seulement l’activité lui assure un revenu suffisant pour lui et sa famille, mais elle lui permet de se sentir "un homme libre". 

Une réponse aux restrictions des ressources et de l’approvisionnement

Si l’agriculture biologique peut ainsi être, dans certaines conditions, une source de revenus conséquente, elle est aussi un moyen de répondre à des difficultés propres à l’agriculture palestinienne. Layth Sbaihat travaille à CORE, un centre de recherche sur l’agriculture biologique fondé par Canaan en 2014 et destiné à accompagner les agriculteurs. Pour ce titulaire d’un PhD d’agriculture biologique de l’université Nagoya au Japon, « l’agriculture biologique est une nécessité aujourd’hui en Palestine ».

La Palestine souffre en effet d’une pénurie d’eau et d’une sécheresse chronique dues aux conditions climatiques de la région... mais aussi à son organisation politique. Les réserves d’eau des territoires occupés sont gérées par Israël. Depuis les accords d’Oslo de 1993, un agriculteur palestinien souhaitant creuser un puits doit préalablement demander une permission officielle aux autorités israéliennes. Or, à ce jour, aucune permission n’a jamais été délivrée. Les agriculteurs sont donc dans l’obligation d’acheter leur eau à Makarot, une compagnie israélienne qui la vend à un tarif élevé : 4,50 shekels le litre en janvier 2017 (soit un peu plus d’un euro). Pour Layth, l’enjeu est simple : s’il est impossible d’avoir accès à l’eau dans des conditions financières acceptables, il faut donc optimiser son usage au maximum. Or, « grâce à l’agriculture biologique nous pouvons promouvoir certaines techniques afin de rationaliser l’usage de l’eau, de collecter l’eau de pluie, d’améliorer la capacité du sol à stocker l’eau, etc. ».

"Puisque l'eau coûte cher en Palestine, il faut optimiser son usage. Or c'est exactement ce que permet l'agroécologogie."

Par ailleurs, la plupart des produits phytosanitaires sont importés en Palestine via Israël, ce qui lui permet d’en contrôler le marché. Et d’en interdire certains. Les engrais les plus adaptés au sol palestinien contiennent du nitrate. Or le nitrate constitue une substance clef dans la production  d’explosifs. C’est pour cette raison qu’Israël, à la suite de la seconde Intifada, a interdit l’importation de substances contenant du nitrate en Palestine... dont les engrais. « Ce qui est disponible sur le marché pour les Palestiniens est moins efficace pour fertiliser les plantes et reste plus longtemps dans le sol. Cela impacte l’environnement, la productivité de la terre, la production des cultures », explique Ibrahim Hamdan, ingénieur agronome au ministère de l’agriculture palestinien. Les mauvais engrais augmentent la salinité de la terre, les cultures nécessitent alors une plus grande quantité d’eau. Dans ce contexte, l’utilisation d’engrais biologiques produits localement permet de contourner ces interdictions. En retournant son compost, Murad explique qu’avec les années il a appris à savamment le doser afin d’en faire un engrais efficace contenant tous les éléments nutritifs nécessaires pour les cultures.

En Palestine, la permaculture est une voie vers l’autonomie alimentaire 

Permettant de pallier le manque de ressources nécessaires au travail de la terre, l’agriculture biologique pourvoit en outre une production riche et variée. En effet, avec sa ferme, la Marda Permaculture Farm, Murad a ouvert une voie, non pas vers l’autonomie financière mais vers l’autonomie alimentaire. La variété de sa polyculture lui permet d’être presque autosuffisant et de nourrir sa grande famille avec le quart de sa production. S’il ne la vend pas plus cher, il ne débourse presque rien pour nourrir sa femme et ses 5 enfants. 

« 99 % des familles palestiniennes possèdent un bout de jardin qui, avec des méthodes agroécologiques, suffit pour atteindre une forme d'indépendance alimentaire."

À l’heure où les produits israéliens se vendent sur tous les marchés de Cisjordanie, produire soi-même ses fruits et légumes est une façon de « boycotter l’économie du colonisateur israélien ». En d’autres termes, avec sa ferme, il entend « montrer le chemin de l’émancipation aux Palestiniens. Si chacun peut cultiver chez lui des espèces vivrières, la Palestine peut prétendre à une indépendance et une sécurité alimentaire ».

Or cette indépendance semble bien accessible au plus grand nombre. « La permaculture est à la portée de tous. 99 % des familles palestiniennes possèdent un bout de jardin, nous souhaitons que chacun le valorise ainsi. »  Pour cela il organise des séminaires tous les ans à Marda. Sur 15 jours, ils réunissent des étudiants palestiniens et internationaux autour d’un cours de design théorique et pratique donné par des professeurs venant du monde entier.

Pratiquer l’agroécologie en Palestine, c’est être Palestinien !

Enfin, cultiver la terre en prenant soin est en Palestine… un acte politique. En premier lieu, parce qu’il s’agit d’un moyen très concret de protéger un territoire menacé. En effet, selon un vieux principe du droit ottoman, Israël se réserve la possibilité de récupérer les terres qui ne seraient ni occupées ni utilisées depuis 3 ans. « Quand ils abandonnent la terre, celle-ci est aussitôt menacée » souligne Naser Abur Farah, fondateur et directeur de Canaan. Ainsi, pratiquer l’agriculture, c’est faire en sorte de conserver le territoire à la disposition des Palestiniens.

Il faut également garder à l’esprit que l’existence même de la Palestine tient à la présence même du peuple palestinien. Présence d’autant plus fragile que ce territoire est l’objet de litiges et revendications multiples. Dès lors, pour un paysan palestinien, s’occuper de la terre palestinienne, c’est avant tout l’occuper - affirmer un attachement territorial et, de ce fait, revendiquer une identité nationale. En outre, Naser Abur Farah, anthropologue de formation, perçoit les cultures millénaires de la Palestine comme un vecteur de son identité : « L’agriculture, c’est la base de toute culture ! ». Selon lui, produire bio n’est pas une véritable innovation, c’est simplement préserver les pratiques ancestrales des Palestiniens.

"S'occuper de la terre palestinienne, c'est avant tout l'occuper - et, de ce fait, revendiquer une identité nationale."

Travailler le sol en Palestine est donc une question d’existence, en tant que peuple, en tant que nation et en tant que culture. Pratiquer l’agriculture biologique, c’est défendre et sauvegarder une richesse naturelle et culturelle « parce que c’est ça qui fait de la Palestine, la Palestine ».


La reporter photographe Marie Audinet

"Équipée d’un Nikkormat depuis 2008, je travaille uniquement à la pellicule argentique N&B. Âgée de 24 ans, j'ai grandi à Bordeaux, puis étudié à Paris. J'ai vécu une année à Istanbul et une année et demie au Caire. Je suis diplômée d'un master à Sciences Po depuis juin 2016."

www.marieaudinet.com



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