Forêts françaises : une monoculture industrielle ?
Forêt domaniale de Compiègne, Oise (© Sylvain Duffard)
Christophe Deschamps est forestier à l’Office national des forêts (ONF) depuis près de quarante ans, dans le nord de la Côte d’Or. Amoureux de son métier et des forêts françaises, il ne se résigne pas aux dérives de la gestion industrielle de celles-ci. Ni au saccage de sa biodiversité. Il s’exprime, ici, en son nom, sous le couvert du Syndicat national unifié des personnels forestiers et des espaces naturels (SNUPFEN) auquel il appartient. Il nous dresse un état des lieux du massif forestier métropolitain, dans cette première partie. Précis et sans complaisance.
- Tu as vu le film Le Temps des Forêts. Il présente une vision assez désastreuse des forêts françaises, et plus encore de sa gestion. On en est vraiment là…?
Nous assistons depuis la grande tempête de décembre 1999 à une industrialisation effectivement croissante de la forêt. Avec la mécanisation des exploitations, l'arrivée massive d'abatteuses et de porteurs, des engins qui permettent de sortir le bois de la forêt, de plus en plus lourds. Rentabilité oblige, ces engins sont utilisés parfois dans des conditions qui ne respectent pas l'intégrité des sols, ce qui est bien montré dans le film. Ces pratiques courantes dans des régions comme les Landes, le Limousin ou le Morvan, tendent maintenant à gagner toute la France.
D'autre part, les industriels de la filière bois souhaitent des volumes de plus en plus importants de bois standardisés conduisant à des peuplements monospécifiques, c'est-à-dire composés d’une seule essence, exploités de plus en plus en jeunes. Lesquels permettent un rendement financier maximum. On demande, en fait, aux forêts (et aux forestiers !) de s'adapter à la finance et à l'industrie au détriment de la biodiversité.
Une seule essence et des gros arbres : le standard industriel
- Que ce soit pour l’habitat ou le chauffage, malgré nos ressources, nous importons de grandes quantités de bois. Et le marché semble dominé par quelques essences et les gros diamètres. Les autres bois ne pourraient-ils pas constituer un approvisionnement intéressant et durable ?
La France connaît depuis toujours un déficit de la balance du commerce extérieur de la filière bois. Pour autant, notre pays exporte plus de bois brut qu'elle n'en importe. Par contre, c'est l'inverse pour les produits transformés à fortes valeurs ajoutées, comme les sciages, charpentes, pâte à papier... Ainsi, notre déficit s'accroît d'année en année, malgré l'augmentation continue des volumes exploités ! Il y a là un problème industriel, de valorisation sur place des bois coupés.
En fait, les industriels recherchent moins des gros bois que des bois moyens standards bien adaptés à leurs unités de sciage. Et la filière de transformation préfère acheter des lots d'une seule essence que des lots mélangés. Du coup, quelques essences dominent le marché : le chêne et le hêtre pour les feuillus, l’épicéa-sapin, le pin maritime et le douglas pour les résineux. Certaines essences, plus rares, que les propriétaires forestiers pouvaient valoriser facilement avant la tempête, comme les essences fruitières (merisiers, alisiers,..) sont maintenant complètement délaissées pour des raisons de mode. Pour simplifier, IKEA et les autres industriels du meuble ont complètement modifié nos comportements d’achat. On souhaite maintenant du meuble à bois clair sans défaut, pas cher. Les industriels prétendent répondre à la demande du consommateur, mais on peut se demander si ce n’est pas l’industrie qui façonne le goût du consommateur…. Vaste débat !
- Tu travailles depuis 1980 à l’ONF. Le temps des forêts montre un Office en pleine crise, lié à un financement tiré par ses seules ventes de bois, de droits de chasse et d’activités touristiques. Cette recherche de rentabilité à court terme n’est pas nouvelle, en fait… Comment expliques-tu cette situation pour un organisme public, et par quoi cette crise se traduit-elle ?
À la création de l'ONF en 1966, les cours du bois étaient relativement élevés et son financement semblait assuré pour longtemps. Mais ces cours ont constamment chuté : de 1978 à 2016, alors que le volume récolté en forêt domaniale a augmenté de 29 %, la recette correspondant à cette récolte a chuté de 40 % en euro actualisé… Le modèle imaginé au départ n'est donc plus viable depuis longtemps. Or, plutôt que de réfléchir à un nouveau modèle, les gouvernements et directions de l'ONF qui se sont succédés n'ont pas trouvé d'autres solutions que de supprimer des emplois sous couvert de réforme structurelle : les effectifs ont été drastiquement réduits de 40 %, passant de 15 800 personnes au début des années 1980 à 9 100 personnes en 2017.
“On demande aux forêts et aux forestiers de s'adapter à la finance et à l'industrie au détriment de la biodiversité (...) Pour beaucoup de mes collègues, le métier a perdu tout son sens !”
L'établissement est aussi en perpétuelle réorganisation, avec notamment une spécialisation des tâches, une remise en cause de la notion de service public… Pour beaucoup de mes collègues, le métier a perdu tout son sens, face à une direction et des ministères de tutelle qui n'entendent pas ce profond malaise. Cette situation a ainsi entraîné, une vague de suicides dramatique (45 en tout) dont on a peu parlé, qui était pourtant d'un niveau comparable à ceux de France Télécom, davantage médiatisés.
La situation est donc très critique à l'ONF. Et l'avenir ne présage rien de bon, avec probablement dans les mois à venir, une nouvelle vague de suppression de postes et, à terme, une privatisation de l’Office.
Forêt domaniale de Bercé, Sarthe (© Sylvain Duffard)
Les 3/4 du massif français est privé : un vrai défi de conservation
- Les deux-tiers des forêts françaises sont privées, ce qui au passage est très différent des massifs allemands, suisses ou autrichiens. Est-ce à dire que l’on peut y faire n’importe quoi en matière de gestion ?
Effectivement, le taux de forêts publiques est de 56 % en Allemagne, contre 25 % en France. Mais ce n'est pas parce que les forêts appartiennent à des propriétaires privés et ne sont pas gérées par l'ONF qu'on peut y faire ce qu’on veut. Les forêts de plus de 25 ha doivent en réalité faire l'objet d'un plan de gestion approuvé, comportant des objectifs de gestion, des règles de sylviculture et un programme de coupes et de travaux. Ces plans de gestion peuvent être établis par le propriétaire lui-même ou par un expert forestier. Ils doivent recevoir l'agrément du Centre Régional de la Propriété Forestière et sont contrôlés par le service forestier de la Direction Départementale des Territoires. Les objectifs poursuivis en forêts privées sont cependant différents de la forêt publique : le propriétaire privé va plutôt rechercher une rentabilité financière alors qu’en forêt publique, la gestion devrait plutôt être patrimoniale.
- Traditionnellement, et depuis des siècles, la forêt possédaient des communs : des espaces où tout un chacun pouvait s’y rendre, notamment avec leurs bêtes, venir effectuer des chasses, des collectes et des cueillettes dans certaines limites. Aujourd’hui ces espaces ont quasiment disparu, avec une appropriation privée majeure et un encadrement très restrictif des usages en forêts publiques. Comment restaurer un usage commun, fait de droits et d’obligations citoyennes dans les forêts françaises ?
Ces usages des communs ont toujours été très réglementés, en réalité : la chasse était réservée à la noblesse et ce n'est qu'après la Révolution que les roturiers ont pu y chasser. Le droit de pâturage obéissait également à des règles précises. De ces droits anciens, subsiste l'affouage encore très vivace dans les forêts communales du quart nord-est de la France : il consiste en la possibilité pour un habitant d'un village d'obtenir du bois de feu pour son usage personnel. Ce droit obéit lui aussi à des règles bien établies.
Le droit de pâturage a de son côté causé beaucoup de dégâts sur les sols et il est plutôt heureux qu'il ne soit plus appliqué. Les cueillettes ou le ramassage des champignons est toujours pratiqué mais ces usages sont également réglementés.
Il faut indiquer que si ces droits sont tombés en désuétude, c'est aussi parce qu'il n'y a plus grand monde pour s'en réclamer. Au début du XXème siècle, il y avait encore un certain nombre de personnes qui vivaient en forêt, comme les charbonniers par exemple. Il n'y a aujourd'hui plus personne, et les forestiers sont bien souvent les seuls à fréquenter la forêt avec quelques promeneurs le dimanche. Et si les populations citadines ont perdu tout lien avec la forêt et la nature en général, c'est malheureusement le cas également des populations rurales…
“Au début du XXème siècle, il y avait encore un certain nombre de personnes qui vivaient en forêt. Il n'y a aujourd'hui plus personne, et les forestiers sont bien souvent les seuls à fréquenter la forêt avec quelques promeneurs le dimanche.”
- Je suis surpris par ta remarque sur le pâturage sous couvert forestier... Plusieurs groupements pastoraux, dont le CIVAM Empreinte en Languedoc-Roussillon, atteste, avec de très bons résultats à l’appui, que le pâturage en forêt permet de rouvrir les milieux, d'exploiter correctement de nombreuses ressources du sous-bois (en particulier les glands), d'y améliorer la biodiversité grâce à ces parcours, et de favoriser l'exploitation sylvicole plus accessible, sans tasser les sols si ce pastoralisme est bien conduit...
Je parlais des massifs forestiers du grand quart nord-est de la France. Les forêts méditerranéennes, avec notamment la problématique des incendies, font l’objet d’un certain nombre d’expérimentations en ce sens. Mais ne les connaissant pas suffisamment, je n’en dirai rien de plus.
REPÈRES SUR LA FORÊT FRANÇAISE
➤ En France métropolitaine, le massif forestier représente presque 16,5 millions d’hectares (Mha), soit 30 % du territoire*. Cela comprend 1,5 million de forêts domaniales, appartenant à l’État (9 % du manteau forestier), et 2,8 Mha de forêts communales (17 %). Ces forêts publiques sont gérées par l’ONF.
➤ Ainsi, 74 % du massif métropolitain (12,2 Mha), appartient à 3,2 millions de propriétaires privés. On peut noter que dans l’ouest de la France, la part de la forêt privée est nettement plus élevée que la moyenne nationale et dépasse même 90 % pour les régions Pays-de-la-Loire, Aquitaine, Poitou-Charentes, Bretagne et Limousin, par ordre croissant.
➤ Entre 1980 et 2011, la forêt française a progressé chaque année d’environ 87 000 ha, soit 0,6 % par an. L’augmentation la plus forte se situe dans le Sud-Est (Languedoc-Roussillon, Corse et Alpes-du-Sud) et dans le Nord-Ouest (Bretagne et Pays-de-la-Loire).
➤ La forêt française est majoritairement une forêt de feuillus (chênes divers, hêtres, châtaigniers, charmes, frênes…) : 67 % de la superficie forestière. Et 21 % sont à dominantes de conifères (sapins, épicéas, divers pins, douglas…). Près de la moitié de la forêt française est constituée de peuplements monospécifiques (une seule essence).
➤ La production biologique annuelle en volume** s’élève en France à 90,5 millions de mètres cubes en moyenne sur la période 2004-2013. Elle est plus faible dans les régions du sud de la France pour des raisons climatiques.
* Selon l’inventaire publié en 2014 par l’Institut national de l’information géographique et forestière
** Il s’agit de l’accroissement de la matière bois, lié à celle des arbres, non soustrait la mortalité annuelle de ces derniers.
POUR ALLER + LOIN
– Découvrez en salle ce documentaire coup de poing de François-Xavier Drouet sur la gestion industrielle des forêts françaises : Le Temps des Forêts, dont Colibris accompagne la diffusion.
L'image de chapô provient du film "Le Temps des Forêts".
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Le temps des forêts
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Où est-il possible de visionner ce documentaire ou d'acheter le dvd?
J'habite dans le nord de la France et il semble que les diffuseurs n'aient pas cru bon de l'amener jusqu'ici. Quant à mes recherches pour le voir par d'autres moyens elles se sont révélées infructueuses.
Cela me semble vraiment dommage que ce film reste si confidentiel tant il me semble que le sujet traité est intéressant.
Re
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