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Edgar Morin : aux Oasis !

Photo : Patrick Lazic

La France est un désert de la pensée politique où la recherche de voies nouvelles se fait et s’expérimente au niveau des associations et initiatives de la société civile. Mais celles-ci n’ont pu se synergiser, et la route sera longue.

Aussi dans la conjoncture actuelle, tout en demeurant des citoyens vigilants et actifs, aménageons en même temps dans notre présent des oasis de convivialités pour nous protéger du déferlement des vagues géantes de l’économie techno bureaucratisée, du calcul aveugle à l’humain, qui nous transforme en objets, de la compétitivité, de la rationalisation, de la marchandisation, du profit qui ont envahi toutes les ramifications de notre société. Encourageons plutôt les initiatives porteuses d’un futur, sachons qu’être responsable et solidaire sont non seulement des impératifs éthiques, mais des vertus qui épanouissent nos vies.

Sauvegardons, nourrissons, développons ces oasis autant que possible. Privilégions le bien-vivre au bien-être seulement matériel. Retrouvons notre propre nature en retrouvant la nature, et retrouvons la nature en retrouvant notre propre nature.

Chacun sait au fond de lui-même, même si ce savoir est refoulé ou occulté quand la conscience est préoccupée par le souci économique, que l’amitié et l’amour sont les constituants de la vraie vie. Alternons sobriété et fêtes. Laissons-nous aller à la part ludique de l’existence. Allons vers ce qui nous enchante ou nous exalte. Contrôlons et régulons notre consommation : consommons dans les circuits courts, dont les AMAP, nourrissons-nous de produits bios ou fermiers, évitons d’acheter les objets jetables ou à obsolescence programmée, réparons plutôt que jeter, achetons chez les commerces de proximité, soutenons les entreprises citoyennes, branchons-nous sur les coopératives autant que possible, là où l’on respecte le personnel et bénéficie de ses initiatives, utilisons en ville bus et métro, et quand on le peut vélo et "vélib". Résistons si possible aux normes et contraintes des usines et bureaux en démontrant que l’obéissance et la soumission diminuent l’efficacité de l’entreprise alors que la satisfaction et l’initiative créent la véritable compétitivité.

Contournons les interdits absurdes, sachons désobéir quand il le faut (cf. le "Petit manuel de désobéissance citoyenne" de William Bourdon, qui nous suggère de devenir des lanceurs d’alerte là où nous voyons que la course aux hyper-profits et la multi-surveillance menacent nos droits et nos libertés). Produisons là où c’est possible notre propre énergie, devenons jardiniers là où c’est possible, notamment chez les retraités. Quand nos territoires sont désertifiés par la désindustrialisation et l’agriculture / élevage industrialisés, essayons de leur rendre vie fermière, artisanale, à réintroduire boulangerie et bistrot dans les villages.

Cherchons l’épanouissement du Je au sein d’un ou de multiples Nous. N’oublions pas les solidarités locales, sans oublier la grande solidarité qui nous lie à tous les humains.

Nos sommets politiques et économiques ignorent tout des vies quotidiennes : ils vivent dans leur bulle et connaissent du monde les chiffres de leurs experts. Faisons nos propres bulles de vie par rapport à eux.

Sachons jouir esthétiquement des merveilles de la vie et des arts. Trouvons dans le cinéma un moyen pour mieux comprendre l’humanité d’autrui, ainsi qu’un moyen de plonger dans la diversité des cultures. L’amour de la vie et du vivant est ce qui peut nous aider à nous révolter contre la cruauté du monde et des hommes...

Tout cela n’est pas nous désintéresser du sort du monde, c’est au contraire, en créant les nouvelles oasis de vie, sauvegarder tous les germes de salut dans un monde qui se croit en développement et qui est en perdition.

Une civilisation veut naître

Nous vivons dans une civilisation où la domination de l’intérêt (personnel ou matériel), du calcul (dont les chiffres ignorent le bonheur et le malheur), du quantitatif (PIB, croissance, statistiques, sondages), de l’économique, est devenu hégémonique. Certes, il existe de très nombreuses oasis de vie aimantes, familiales, fraternelles, amicales, ludiques qui témoignent de la résistance du vouloir bien vivre ; la civilisation de l’intérêt et du calcul ne pourra jamais les résorber. Mais ces oasis sont dispersés et s’ignorent les uns les autres.

Toutefois, des symptômes d’une civilisation qui voudrait naître, civilisation du bien-vivre, bien qu’encore dispersés, se manifestent de plus en plus. Notons, sur le plan économique, l’économie sociale et solidaire où renait l’élan des mutuelles et coopératives, les banques à micro-crédit, l’économie participative, l’économie circulaire, le télétravail, l’économie écologisée dans la production d’énergie, la dépollution des villes, l’agroécologie prônée par Pierre Rabhi et Philippe Desbrosses, qui nous indiquent la voie d’un refoulement progressif d’une économie vouée au seul profit.

Ainsi seraient progressivement refoulées, sur le plan vital de l’alimentation, l’agriculture industrialisée (immenses monocultures qui stérilisent les sols et toute vie animale, porteuses de pesticides et fournisseuses de céréales, légumes, fruits standardisés privés de saveur), l’élevage industrialisé (en camps de concentration pour bovins, ovins, volailles, nourris de déchets, engraissés artificiellement et surchargés d’antibiotiques). Ce qui serait en même temps la progression d’une agriculture et d’un élevage fermiers ou bio, qui, avec le concours des connaissances scientifiques actuelles, revitaliserait et repeuplerait les campagnes et fournirait aux villes une nutrition saine.

Le développement des circuits courts, notamment pour l’alimentation, via marchés et AMAP, favorisera nos santés en même temps que la régression de l’hégémonie des grandes surfaces, de la conserve non artisanale, du surgelé.

Sur le plan social et humain, la nouvelle civilisation tendrait à restaurer des solidarités locales ou instaurer de nouvelles solidarités (comme la création de maisons de la solidarité dans les petites villes et les quartiers des grandes villes). Elle stimulerait la convivialité, besoin humain premier qu’inhibe la vie rationalisée, chronométrée, vouée à l’efficacité. Ivan Illich avait annoncé dès 1970 ce besoin de nouvelle civilisation et le mouvement convivialiste, animé par Alain Caillé répondant le message en France et au-delà de nos frontières.

Il s’agit d’un élément majeur pour une réforme existentielle. Nous devons reconquérir un temps à nos rythmes propres, et n’obéissant plus que partiellement à la pression chronométrique. Slow Food, mouvement de fond lancé par Carlo Petrini pour réduire le fast food, et restaurer les plaisirs gastronomiques, s’accompagne d’une réforme de vie qui alternerait les périodes de vitesse (qui ont des vertus enivrantes) et les périodes de lenteur (qui ont des vertus sérénisantes). Nous obéirons successivement aux deux injonctions qu’exprime excellemment la langue turque : Ayde (allons, pressons), Yawash (doucement, mollo).

La multiplication actuelle des festivités et festivals nous indique clairement nos aspirations à une vie poétisée par la fête et par la communion dans les arts, théâtre, cinéma, danse. Les maisons de la culture trouvent de plus en plus une ville nouvelle.

Nos besoins personnels ne sont pas seulement concrètement liés à notre sphère de vie. Par les informations de presse, radio, télévisions, nous tenons, parfois inconsciemment, à participer au monde. Ce qui devrait accéder à la conscience, c’est notre appartenance à l’humanité, aujourd’hui interdépendante et liée dans une communauté de destin planétaire. Le cinéma, qui a cessé d’être un produit d’Occident seul, nous permet de voir des films iraniens, coréens, chinois, philippins, marocains, africains, et dans la participation psychique à ces films de ressentir en nous l’unité et la diversité humaine.

La réforme de la consommation serait capitale dans la nouvelle civilisation. Elle permettrait une sélection éclairée des produits selon leurs vertus réelles et non les vertus imaginaires des publicités (notamment pour la beauté, l’hygiène, la séduction, le standing) qui opérerait la régression des intoxications consuméristes (dont l’intoxication automobile). Le goût, la saveur, l’esthétique guideraient la consommation, laquelle en se développant, ferait régresser l’agriculture industrialisée, la consommation insipide et malsaine, et par là la domination du profit capitaliste.

Alors que les producteurs (qui sont les travailleurs) ont perdu leur pouvoir de pression sur la vie de la société, les consommateurs, c’est à dire l’ensemble des citoyens, ont acquis un pouvoir de pression sur la vie de la société, les consommateurs, c’est à dire l’ensemble des citoyens, ont acquis un pouvoir qui faute de reliance collective, leur reste invisible, mais qui pourrait une fois éclairé et éclairant, déterminer une nouvelle orientation non seulement de l’économie (industrie, agriculture, distribution) mais aussi de nos vies de plus en plus conviviales.

Par ailleurs, la standardisation industrielle crée en réaction un besoin d’artisanat. La résistance aux produits à obsolescence programmée (automobiles, réfrigérateurs, ordinateurs, téléphones portables, bas, chaussettes, etc.) favoriserait un néo-artisanat. Parallèlement l’encouragement aux commerces de proximité réhumaniserait considérablement nos villes. Tout cela provoquerait du même coup une régression de cette formidable force techno-économique qui pousse à l’anonymat, à l’absence de relations cordiales avec autrui, souvent dans un même immeuble.

Une réforme des conditions du travail serait nécessaire au nom même de cette rentabilité qui a aujourd’hui produit mécanisation des comportements, voire robotisation, "burn out", chômage qui donc diminue en fait la rentabilité promue.

En fait la rentabilité peut être obtenue, non par la robotisation des comportements mais par le plein emploi de la personnalité et de la responsabilité des salariés. De même, la réforme de l’État peut être obtenue, non par réduction ou augmentation des effectifs, mais par dé-bureaucratisation, c’est à dire communications entre les compartimentés, initiatives et relations constantes en "feedback" entre les niveaux de direction et ceux d’exécution.

Enfin, la nouvelle civilisation demande une éducation où serait enseignée la connaissance complexe, qui percevant les aspects multiples, parfois contradictoires d’une même phénomène ou même individu, permettant une meilleure compréhension d’autrui et du monde. La compréhension d’autres serait elle-même enseignée, de façon à réduire cette peste psychique qu’est l’incompréhension, présente en une même famille, un même atelier, un même bureau. Y serait enseignée la complexité humaine. Bref une réforme radicale à tous niveaux de l’éducation permettrait d’enseigner à vivre autonome, responsable, solidaire, amical.

Comme les pièces dispersées au hasard d’un puzzle, les ferments premiers de la nouvelle civilisation travaillent ici et là, font ici et là lever la pâte nouvelle. Les besoins inconscients d’une autre vie commencent alors à passer à la conscience. Des oasis de convivialité, de vie nouvelle, se sont créées, parfois c’est une municipalité animée d’un nouvel esprit, comme à Grenoble qui anime le mouvement. En vérité la civilisation du bien-vivre aspire à naître, sous des formes différents, déjà sous ce label en Équateur.

Ce sont des petits printemps qui bourgeonnent, et qui risquent la glaciation ou le cataclysme. Avant la guerre, c’était sur le plan des idées qu’une nouvelle civilisation se cherchait, sous des noms divers, avec les écrits d’Emmanuel Mounier, Robert Aron, Armand Dandieu, Simone Weil et autres ; elle cherchait à sortir d’une impuissance qui n’avait pas évité la crise économique, de la double menace du fascisme et du communisme stalinien, et cherchait la troisième voie. La troisième voie fut écrasée dans l’œuf par la guerre. Aujourd’hui, il s’agit de changer de voie, d’élaborer une nouvelle voie et cela dans et par le développement de la nouvelle civilisation, qu’incarnent déjà tant de bonnes volontés de tous âges, de femmes et d’hommes et qui dessine des nouvelles formes dans les oasis de vie. Mais les forces obscures et obscurantistes énormes de la barbarie froide et glacée du projet illimité qui dominent la civilisation actuelle progressent encore plus vite que les forces de salut, et nous ne savons pas encore si celles-ci pourront accélérer et amplifier leur développement. 

Socialisme ou barbarie disait-on autrefois. Aujourd’hui il faut comprendre l’alternative : nouvelle civilisation ou barbarie.


Edgar Morin, août 2015


Pour en savoir +

- Le Projet Oasis de Colibris

- La carte des Oasis existantes

- La formation "Concevoir une Oasis", de l'Université des colibris

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